Hommage à Judith Förstel (Toulouse, 30 juillet 1970 – Paris, 16 août 2024)

Judith Förstel nous a quittés vendredi 16 août 2024. Elle a été membre du LaMOP durant plusieurs années, dans la décennie 2010, lorsqu’elle préparait sa thèse de doctorat en histoire médiévale à Paris 1. En raison de la maladie contre laquelle elle luttait depuis plus de trois ans, elle avait décidé de ne pas renouveler sa demande d’association parmi nous.

Ancienne élève de l’École nationale des chartes, archiviste-paléographe en 1993, conservatrice du patrimoine en 1995, Judith Förstel était conservatrice du patrimoine au service de l’Inventaire général du patrimoine culturel de la Région Île-de-France depuis 2001, après avoir occupé la même fonction à la région Picardie à la sortie de sa scolarité en 1995. Sa thèse de l’École des chartes avait pour sujet : « La représentation du livre dans l’enluminure franco-flamande des xiv^e et xv^e siècles ». Après plusieurs années d’exercice, Judith Förstel, encouragée par son administration, avait décidé de s’engager dans une thèse d’histoire, dont le sujet avait un lien avec son travail à l’Inventaire de la région Île-de-France. L’idée était de mener une recherche sur l’image de Paris et de l’Île-de-France au Moyen Âge. Ce questionnement venait d’une réalité très contemporaine : la question de l’identité actuelle de la région Île-de-France. En effet, comme elle le rappelle dans l’introduction de sa thèse, on entend souvent dire que l’Île-de-France n’est pas une « vraie » région, dotée d’une forte spécificité comme la Bretagne ou la Corse ; elle précise encore que, lorsqu’on les interroge, ses habitants ne se sentent pas Franciliens, et pour les touristes du monde entier, ce nom ne signifie rien, Paris attirant tous les regards. Pourtant, l’Île-de-France présente une telle richesse et un tel dynamisme sur les plans économique, démographique, artistique ou intellectuel, que l’on peut s’étonner de ce déficit d’image. Faut-il donc l’expliquer par son histoire, qui empêcherait l’émergence d’une identité régionale comparable à celle d’autres zones plus éloignées de la capitale ? C’est pour répondre à ces questions qu’elle s’est engagée dans la réalisation d’une thèse. Forte de ses compétences de chercheuse, de médiéviste et d’historienne de l’art, Judith Förstel s’est attelée à un dense travail à la quête des racines médiévales de l’identité francilienne d’aujourd’hui. La thèse a été menée principalement à partir de textes de nature littéraire, soit ouvrages de fiction, chroniques, traités de géographie, sermons, etc., à quoi ont été ajoutés les récits de voyages ou encore les textes de louanges urbaines, le tout complété par un riche corpus de représentations picturales.

La thèse, de très grande qualité, a été soutenue le 20 décembre 2017. Parmi ses apports importants, on citera la datation de l’apparition de l’expression « Île-de-France » dans la décennie 1430, et les raisons de cette apparition : peut-être la volonté chez certains de dissocier la région parisienne, et plus précisément le terroir de Saint-Denis, de la « France », au sens de « royaume » et ce, à une période où le « pays de France », au cœur duquel se trouve l’abbaye de Saint-Denis, est aux mains des Anglo-Bourguignons. Cette hypothèse plus politique ne doit pas néanmoins occulter un autre constat : l’apparition du terme « Île-de-France » s’inscrit dans un mouvement plus général où l’intérêt pour l’espace et la localisation grandit et se précise, ainsi que l’atteste la plus grande attention portée aux paysages dans la peinture de chevalet, et comme en témoigne aussi la confection des premières cartes dans l’espace français. Notables aussi dans la thèse sont tous les développements sur les lieux et les identités plurielles de l’Île-de-France, où est analysé ce que les auteurs ont retenu quand ils évoquent Paris et sa région, ou encore ce que les peintres, les enlumineurs ont mis en exergue dans leurs œuvres. Parmi les traits caractéristiques de l’identité de l’Île-de-France, deux semblent toutefois dominer : la présence royale et la dimension sacrale de l’espace parisien.

Dans le cadre de son travail au sein des deux services de l’Inventaire où elle a exercé, Judith Förstel a dirigé plusieurs grandes enquêtes qui ont abouti à la réalisation d’ouvrages dont la valeur scientifique est incontestable. Pour rappel, le quotidien d’un conservateur du patrimoine de l’Inventaire, dont la démarche est fondamentalement scientifique, avec enquête dans les archives et investigation sur le terrain, est de recenser, d’étudier mais aussi de faire connaître par des publications le patrimoine d’une région dans sa globalité, les travaux ainsi menés devant aider les responsables politiques à penser l’aménagement du territoire régional. La dimension historique y a toute sa place.

Parmi les publications réalisées sous la direction de Judith Förstel, deux sont tout à fait remarquables : l’ouvrage sur Melun, une île, une ville. Patrimoine urbain de l’Antiquité à nos jours, et le livre sur Meaux, patrimoine urbain, tous les deux parus dans la collection « Cahiers du patrimoine », respectivement en 2006 et 2013. Le patrimoine médiéval des deux villes y est présenté, en rapport avec l’histoire des lieux. Le livre sur Meaux est un modèle, où la prise en compte des derniers apports de l’archéologie permet de relire à nouveaux frais l’organisation de la ville au temps antique et le passage du chef-lieu de cité gallo-romaine à la ville médiévale, celle-ci dominée par l’évêque.

Si le livre sur Meaux fait intervenir de nombreux auteurs, on relèvera que Judith Förstel a rédigé plus de la moitié des textes, de l’étude complète de la cathédrale à celle du renouvellement de l’habitat au xix^e siècle, en passant par la présentation de l’action des pouvoirs laïcs au second Moyen Âge ou encore l’analyse des projets urbanistiques au xviii^e siècle. Son talent et ses compétences se lisent à cette envergure de vue.

L’une des dernières enquêtes qu’elle a menées concernait la ville d’Écouen, qui a donné lieu à une publication dans la collection « Patrimoines d’Île-de-France » : Écouen, un balcon sur la plaine de France, Lieux Dits Éditions, 2018. Enfin, elle travaillait depuis quelques années à une vaste étude sur les manoirs et les fermes fortifiées d’Île-de-France. Signalons qu’elle a toujours eu à cœur d’accueillir nos étudiants au service de l’Inventaire pour une recherche, voire pour un stage.

À côté de ces publications, Judith Förstel laisse plusieurs articles scientifiques, en lien ou non avec sa recherche doctorale, où elle conjuguait ses compétences d’historienne et d’historienne de l’art. C’est d’ailleurs à la section « Archéologie et histoire de l’art des civilisations médiévales et modernes » du CTHS qu’elle a été rattachée durant de nombreuses années, y assurant un temps le secrétariat de la section. À ce titre, elle a codirigé l’un des volumes des actes du Congrès de Rouen de 2016 « L’animal et l’homme », intitulé :  L’animal : un sujet de loisirs (édition électronique du CTHS, 2022). Judith Förstel avait le sens du collectif : elle a assuré des responsabilités au sein de la Société française d’Archéologie, rédigeant régulièrement pour le Bulletin monumental les notices sur l’actualité archéologique et patrimoniale en Île-de-France, en même temps qu’elle a siégé au bureau des Amis du Musée de Cluny. Au sein du LaMOP, elle a été corédactrice de la rubrique « Paris médiéval » de Ménestrel.

Judith Förstel était une personne d’une grande simplicité, d’une exquise bonté, toujours attentive aux autres, généreuse et très savante. Celles et ceux qui l’ont connue n’oublieront pas son sourire, ses yeux pétillants, son extrême gentillesse et son courage dans l’épreuve.

Olivier Matteoni